dimanche 25 décembre 2005

Jean-Philippe TOUSSAINT, FUIR



En effet, l'histoire de départ est d'une affligeante banalité : le narrateur, ami amant d'une certaine Marie, conceptrice de mode de son état, est investie par celle-ci d'une délicate mission : remettre à un entremetteur local une enveloppe de 25000 dollars pour un service dont on ne saura pas la nature.

A peine a-t-il foulé le sol chinois que son hôte lui remet un téléphone portable. Et c'est là que tout commence.

En principe, fort de ce résumé de l'entame du roman, vous pouvez légitimement vous attendre à un bon polar des familles. Et vous tromper. Car la vérité est ailleurs. Dans le titre. Fuir. Quelque chose, quelquefois. Quelqu'un, le plus souvent. « Serait-ce jamais fini avec Marie ? » Oui, car lors de l'épisode précédent, « Faire l'amour », paru en 2002, c'était fini, avec Marie.

En trois jours tout bascule. L'aéroport de Shangai, la rencontre avec l'obscur et sournois Zhang Xiangzhi, avec lequel toute conversation est impossible, autant en raison de la barrière linguistique qu'en raison de la brutalité des rapports qui s'instaure immédiatement entre eux, peut être à cause de Li Qi. Li Qi qu'il rencontre au cours d'une exposition à Shangai, qu'il désire immédiatement, qui l'entraîne dans une course folle à travers Pékin à pieds, en train, à moto. Une immense violence sous jacente, comme retenue par une main invisible, est constamment présente. La violence perceptible dans Pékin qu'ils traversent toujours comme s'ils avaient la police secrète aux trousses – nous n'en savons jamais rien - ; violence dans l'absence de communication explicite entre les personnages ; tensions véhiculées par le portable, ce petit objet « gris, assez moche, sans emballage ni mode d'emploi » et frustration, enfin, quand, au moment de succomber à cette passion charnelle qui le consume, le mouchard qu'il a dans son sac se révélera l'émissaire chargé d'une bien triste nouvelle : la mort du père de Marie, sur l'île d'Elbe.

Fuir, pas facile. C'est là tout le drame que décrit entre les lignes Jean-Philippe Toussaint : nous vivons aujourd'hui un monde où les extrêmes se rejoignent. Le constat est amer. Fuir, liberté essentielle de l'homme, est devenu virtuellement impossible. Les réseaux de communication – dans le cas du narrateur, d'asservissement – ont définitivement rendu impossible cet ultime geste, ce dernier rempart de l'individualité. C'est ainsi qu'à l'autre bout du monde, Marie et lui n'auront jamais été aussi proches.

Et c'est à l'issue d'une ultime fuite à travers Pékin, à trois sur une moto, Li Qi intercalée entre lui et Zhang Xiangshi, que le séjour en Chine de notre narrateur s'achève. Les deux autres s'effacent alors, comme dans la brume d'un rêve, et nous le retrouvons sur les bords de la Méditerranée, « calme comme un lac ».

Le calme n'est cependant qu'apparent, car désormais la mort règne partout. La mort du père de Marie, bien sur, mais aussi la fin annoncée de sa relation avec elle. Rien ne sert de fuir… Et la course recommence, certes d'une nature toute différente puisque cette fois c'est la course à la lenteur. A l'avion, au train, à la moto succèdent le cheval, le corbillard, la voiture et enfin la nage. Les néons criards de Shanghai ont fait place Il était absent à la mort de son père, et elle compte bien le lui faire payer. Effondré mais raidie par la peine du deuil et l'orgueil de la femme blessée, elle le cherche, le désire mais le défie en même temps.

Cet affrontement connaîtra une apothéose de toute beauté, au cours duquel les larmes de Marie, mêlées au sel salvateur de la mer, viendront laver les derniers relents mortifères de leur passion trop longtemps contrariée.


JeanLuc GUSTAVE

Aucun commentaire: